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LEOPOLD SEDAR SENGHOR : Le démocrate mal aimé

Par : Gustave Pana Zoula République du Congo (Brazzavile)

Cet article est paru dans THE FORUM, Revue de l’Association du Personnel de l’OUA, Vol.2 N°15 Mai-Juin 1996,  puis publié dans son livre : Vingt ans au service de l’Afrique 1980 2000 Ecrits et Témoignages  ADCLF Brazzaville Congo  Mars 2015, 228 pages.

L’auteur est un colonel, ancien ambassadeur du Congo Brazzaville à la retraite. Il a servi pendant vingt ans à l’Organisation de l’Unité Africaine OUA (1980 2000) où il a occupé des fonctions au sein du Département Politique (Défense et Sécurité, puis Questions stratégiques) et Fonctionnaire militaire principal au Centre de gestion des conflits, avant d’être nommé  à sa retraite Ambassadeur de son pays en République démocratique du Congo (2005 2008).

Il a dédié son livre entre autres A Kwame Nkrumah l’Osagyefo, le visionnaire, A Cheikh Anta Diop, la conscience savante des Noirs, A  Nelson Mandela, héros de la lutte anti apartheid.

 

Dans la série sur les Pères Fondateurs, après Nkrumah, le Visionnaire, j’ai choisi d’évoquer pour vous Senghor le Démocrate mal aimé.

Ce faisant, j’entends rendre hommage à un homme, un digne fils de l’Afrique, victime d’une grossière injustice historique et de l’ingratitude. Je dis injustice parce que j’estime que l’Histoire africaine ne lui réserve pas la place qui lui revient au regard de sa pensée, de son action et de ses œuvres. L’Histoire est injuste vis-à-vis du président Senghor parce qu’elle accorde plus de crédit à d’anciens « dictateurs » devenus « médiateurs » émérites et estimés en mettant plus ou moins une croix sur ce père exceptionnel de l’indépendance sénégalaise.

De tous les pères fondateurs de l’OUA, le président Senghor est le seul et l’unique à avoir abandonné librement, volontairement et totalement le pouvoir et la scène politique. Il n’était ni malade, ni affecté par l’âge. Le plus marquant est que cela se soit passé à une époque où tous les présidents souhaitaient mourir au pouvoir. Et pourtant, curieusement, par un de ces paradoxes dont seule l’Histoire a le secret, il est pratiquement le seul père Fondateur dont on ne parle pas assez souvent et à qui l’on oublie toujours de faire référence lorsqu’on évoque la démocratie en Afrique et les démocrates africains. Beaucoup n’ont retenu du grand homme que le poète et le chantre de la négritude. Dieu merci, aujourd’hui, l’Académie française lui a accordé une place de choix parmi ses immortels.

J’ai intitulé cet article « SENGHOR : LE DEMOCRATE MAL AIME » parce que pour des raisons qui relèvent à la fois de la domination linguistique des anglo-saxons (Senghor est francophone), de son cursus universitaire (Senghor est agrégé de grammaire) et de sa décision politique de se retirer volontairement (Senghor a sans doute choqué en démissionnant à un moment où tous les chefs d’Etats africains rêvaient de garder le pouvoir ad mortem), Senghor est victime d’une certaine forme d’ostracisme parmi l’élite politique africaine y compris l’OUA. Je constate donc qu’il est le mal aimé de la politique africaine.

Président chrétien d’un pays à 85% musulman, Senghor a largement bénéficié du soutien massif des chefs musulmans, une façon pour eux de rendre hommage à son esprit de tolérance et d’ouverture. Et s’il n’a pas toujours été compris, il n’en a pas moins donné à l’Afrique et au monde, une leçon de courage politique, de sagesse, et de démocratie telle qu’il devrait être l’un des rares pères fondateurs à jouir d’un véritable culte et à mériter d’être consulté, écouté, sollicité. Tant s’en faut.

Souvenons-nous. Dans les années 60 et 70 déjà, alors que Senghor invitait au dialogue des cultures à partir de nos valeurs propres par l’enracinement et l’ouverture, les intellectuels africains trouvaient dans le concept de la négritude, un sous-produit du néocolonialisme et estimaient que la négritude n’avait pas besoin d’être célébrée mais vécue. Et de clamer comme Wole Soyinka[1] que : « Le Tigre ne crie pas sa tigritude, mais sort ses griffes ».

Le philosophe et professeur béninois Stanislas Spero Adotevi consacra même à ce sujet une antithèse dans « Négritude et Négrologues [2]»

Au socialisme africain prôné par Senghor, les révolutionnaires marxistes et marxisants africains rejetaient avec véhémence ce qu’ils considéraient comme une aberration en proclamant que le marxisme est une science, et la science universelle. Son propre patriote, le poète David Diop ne l’a-t-il pas pris pour cible comique dans certaines de ces pièces ? Certains dirigeants politiques africains qui, par ailleurs appréciaient son altruisme politique dans l’affaire de la Fédération du Mali, n’étaient pas plus tendres. Tel le Président Sékou Touré qui aurait dit de lui « ce n’est pas un vrai nègre ; c’est un pingouin qui a le dos noir et le ventre blanc ». Une  autre version de « Peau noire, masque blanc » de Frantz Fanon.

L’action et l’œuvre politiques de Senghor sont pourtant denses, immenses tant sur les plans international, africain que national et il serait prétentieux de ma part de vouloir les résumer en quelques mots ou de les réduire à quelques formules lapidaires, pour quelqu’un qui a assumé les plus hautes charges pendant une vingtaine d’années (1960-1981).

Et pourtant, pour les besoins de cet article, c’est ce que je vais essayer de proposer aux lecteurs de FORUM.

  1. Au plan international, Senghor a fait adhérer son pays au Mouvement des Non Alignés quelques années seulement, après le « coup de tonnerre de Bandoeng ». Mais il a toujours prôné le dialogue Nord-Sud et l’interpénétration des cultures et des races pour une coopération entre le Nord et le Sud, entre les pays industrialisés et les pays en voie de développement. Père fondateur de l’organisation de la conférence islamique (O.C.I), Senghor le chrétien a été un fervent défenseur du dialogue des religions et de la solidarité afro-arabe. Il exigeait que les Palestiniens recouvrent leurs droits mais en même temps, il prônait la reconnaissance d’Israël par les pays arabes. Visionnaires, il l’a été dans ses discours sur l’Eurafrique qui ont conduit à la convention de Lomé. Sa thèse de la reconnaissance mutuelle des deux Corées et de leur admission simultanée à l’ONU s’est avérée d’une justesse que les faits historiques ont confirmée.

  2. Au niveau africain, père fondateur de l’O.UA, Senghor a toujours défendu l’idée d’une coopération effective entre les Etats avant celle de l’intégration, contrairement à ceux des chefs d’Etats et de gouvernement qui envisageaient une union politique immédiate de l’Afrique. Il a soutenu la solution progressive de l’unité africaine par l’organisation de cercles concentriques de solidarité, et a milité en faveur d’un développement sous régional comme base d’une intégration plus large. Ce qui ne l’a pas empêché d’être fédéraliste au moment de l’adoption de la Loi Cadre.

 

Il est de ceux qui ont mis en garde contre la balkanisation de l’Afrique, néologisme qu’il a créé, y trouvant un danger et pressentant le piège d’un éparpillement préjudiciable. Altruiste et désintéressé, il n’a pas hésité à créer la Fédération du Mali dans laquelle il cédait la présidence de l’Etat fédéral à Modibo Kéita, se contentant de celle de l’Assemblée fédérale. Enfin, Senghor est aussi celui qui a organisé le premier Festival des arts nègres en 1963 avec la participation massive de la diaspora outre Atlantique.

  1. Sur le plan national, il a tout de suite compris que le multipartisme devait favoriser la démocratie vraie, libérer les énergies, épanouir les esprits, permettre l’alternance et créer les conditions propices à la paix et à la stabilité. S’il a limité autoritairement le nombre de partis, je pense que c’est plus par esprit de méthode et dans le souci d’éviter leur « ethnisation » et leur « fantochisation » et accompagner une transition en douceur que par peur de la libre expression.

 

Il s’est retiré volontairement et il ne lui a jamais été reproché des violations massives des droits de l’homme, ni une politique économique dirigiste et désastreuse. Humaniste convaincu, il a toujours cherché à placer l’Homme au centre de sa politique. D’ailleurs, je retiens de lui cette phrase prononcée au cours d’une conférence à Brazzaville « l’Homme est la mesure de toute chose, de celles qui existent en ce qu’elles existent, de celles qui n’existent pas en ce qu’elles n’existent pas. Il est au commencement et à la fin du développement ».

 

Depuis sa démission, n’ayant jamais cherché à garder un pied dedans et un pied dehors, il jouit aujourd’hui d’une retraite paisible, bien méritée, se gardant d’émettre le moindre commentaire sur la politique et la gestion de son successeur ou celle des dirigeants africains. Le président Senghor ne manque sans doute pas d’observer avec un certain amusement, ces couvertures démocratiques forcées et imposées qui se pratiquent ça et là à travers le continent sur un modèle qui n’augure rien de positif quant à l’émancipation politique et économique réelle des peuples africains. Le président Senghor reste néanmoins confiant dans l’Afrique. Tout récemment encore, Léopold Sédar Senghor, fidèle à sa démarche, nous rassurait. « en cette dernière décennie du 20ème siècle, a-t-il écrit, on oublie trop souvent, l’Afrique a tant apporté ».

 

Comme René Dumont qui a été vilipendé pour avoir écrit en 1960 « l’Afrique Noire est mal partie », comme Kwame Nkrumah qui a été traité de subversif pour avoir préconisé une Afrique unie et forte, Senghor le Démocrate, l’Africain, le mal aimé de l’Afrique a tort d’avoir eu raison trop tôt. C’était un « honnête homme » doublé d’un homme politique lucide et d’un homme d’Etat clairvoyant.

 

[1] Ecrivain nigérian, premier auteur africain et premier auteur noir, lauréat du prix Nobel de littérature en 1986, dans son conte « Le Lion et la Perle, 1958 ».

[2] Article publié par l’auteur, collection « les pourfendeurs », Ed Le Castor Astral, (1/11/98) ISBN-10 2859203540

 

 

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